La vie prodigieuse de Benoit Leborgne, général et comte De Boigne (1751-1830)
Quiconque
vit à Chambéry ne peut ignorer l'influence qu'a exercée dans cette
ville Benoit Leborgne, devenu le général et comte de Boigne.
C'est en reconnaissance de ses bienfaits que la Ville lui a élevé, en
1838, la fontaine des éléphants au carrefour de la rue De Boigne et de
la rue de la Colonne. Ce monument, haut de 17,65 mètres, est devenu un
des symboles de la ville.
L'existence du Général Comte de
Boigne présente avec celle du Major Claude Martin une grande
similitude. Le souvenir de ce dernier est rappelé à Lyon par une rue
qui porte son nom et surtout par l'école "la Martinière" dont il avait
financé la création. De Boigne rencontra le major Martin aux Indes et
l'aida un temps à développer ses activités commerciales.
1- Les premières années
C'est
le 8 mars 1751 que naquit à Chambéry Benoit Le Borgne. Il était
le fils d'un commerçant en pelleterie, originaire de Picardie, qui
tenait boutique rue Couverte (l'actuelle rue Saint-Léger), à l’enseigne
de "La Ménagère". Sa mère, Héléne Gabet, appartenait à l'une des
meilleures familles chambériennes.
Après une jeunesse turbulente qui
lui valut même des ennuis avec le guet pour tapage nocturne, Benoit le
Borgne s'engagea à I7 ans dans un régiment irlandais au service de la
France, puis passa au régiment de Clarke où il fut promu capitaine.
C'est dans ces régiments qu'il apprit l'anglais.
2- Engagement dans l'armée russe
La
paix étant revenue en Europe, Benoit Leborgne pense que son avenir dans
l'armée française est compromis. Il démissionne et envisage de
rejoindre l'armée russe en guerre contre la Turquie en répondant
à une annonce parue dans les journaux de l'époque. De passage à
Chambéry, il obtient d'une cliente de sa mère une lettre de
recommandation pour un de ses cousins qui connait
personnellement le prince Orlov chargé de former un
régiment gréco-russe. Il part pour Turin, puis Venise, traverse la mer
Egée et débarque à Paros où se trouve le prince Orlov qui accepte sa
candidature.
Il est fait prisonnier par les Turcs et
passe sept mois de captivité à Chio, puis à Constantinople
où il dut effectuer de basses besognes comme esclave. Constatant qu'un
soldat blanc était l'esclave d'un turc, l'ambassadeur
d'Angleterre accepte d'intervenir pour le faire libéré, ceci à la
demande d'un anglais que Leborgne avait rencontré précédemment. La
guerre russo-turque finie, il est licencié. Il part alors pour Smyrne
en vue de rejoindre les Indes, via l'Egypte.
3- L'aventure en Inde
Il
arrive début 1778 à Madras. Il y vivote 4 années en donnant des leçons
d'escrime puis en entrant dans un régiment anglais composé d'indigènes.
En 1783, il se rend à Lucknow où il rencontre le lyonnais Claude Martin et Drugeon, un Savoyard.
Il
apprend alors la langue persane et l'hindi et change son nom en De
Boigne, ceci pour adapter la graphie du mot à la prononciation
des Anglais qui ont des difficultés à prononcer correctement le
mot Leborgne et surtout le r.
Finalement, il
rejoint Delhi (à cheval) et après différentes péripéties, il
parvient à entrer au service du radjah Sindhia, le chef des
Mahrattes, pour équiper et armer 1700 hommes. Son
talent fait merveille, il devient rapidement général et chef de
l'armée du rajah et, à la tête de laquelle il remporte plusieurs
victoires sur les troupes afghanes, notamment à Agra le 10 janvier I788
et à Patoum le 21 janvier 1788. A noter que De Boigne dote l'armée d'un
corps d'ambulances chargé de recueillir les blessés amis et ennemis. Il
dut ses succès à son calme inaltérable, à la rapidité de ses manœuvres
et à la discipline qu'il imposait à ses armées. Inspirant une confiance
absolue, il était à la fois craint et aimé et toujours obéi.
Nommé
Gouverneur des provinces qu'il avait ainsi conquises, De boigne se
révélait aussi bon administrateur que grand général et connut alors la
période la plus fastueuse de son existence. Dans la force de l'âge, il
mesurait 1 m 83 et avait le regard perçant et une noblesse d'allure qui
commandaient le respect. Régnant, en fait, en véritable satrape sur de
vastes territoires, il savait faire preuve d'autorité quand il le
fallait, mais restait toujours juste et bon, usant de prudence et
respectant la parole donnée.
Recevant du radjah une part des impôts
perçus, il amassa alors, en or et en diamant, une fortune considérable.
Marié, à la mode du pays, à une indoue nommée Nour, fille d'un colonel
de la garde du Grand Moghol et qui s'exprimait parfaitement en anglais.
Il en eut, en 1792, un fils qui fut nommé Charles-Alexandre.
Mais le
radjah Sindhia mourut en 1794. A ce moment là De Boigne est à la tête
d'une armée de 100.000 hommes organisée à l'européenne et la
Confédération mahratte est le dernier état autochtone de l'Hindoustan à
résister aux Anglais.
Las peut-être de cette vie trop
brillante, et aussi parce que le nouveau Rajah, neveu du précédent,
était un homme faible et versatile, De Boigne préfère rentrer en
Europe. Il cède son commandement à un de ses officiers, Pierre Cuiller
Perron, secondé notamment par le Savoyard Drugeon. Il vend sa garde
personnelle aux Anglais pour un prix équivalent à 900.000 francs-or
germinal.
4-Retour en Europe
En
novembre 1796, il quitte l'Inde et se rend, en Angleterre où il
débarque en mai 1797. Il s'y installe quelques temps en attendant
que le calme soit revenu en France. A Londres, il épouse Adèle
d'Osmont, fille d'un diplomate français émigré et d'une mère
irlandaise, mariage assez peu assorti d'ailleurs, car la mariée n'avait
que 17 ans, alors que De Boigne approchait de la cinquantaine, et qui
resta stérile et fut peu heureux (auparavant, il avait répudié son
épouse indienne, Nour, qui ne se faisait pas à la vie
mondaine occidentale mais il l'avait largement indemnisée).
En 1802, enfin, le Général de Boigne, rentre en France et s'installe à Paris.
5- De Boigne à Chambéry
C'est
en 1807 qu'il mit fin à sa vie errante en se retirant à
Chambéry, où, tel l'enfant prodigue de l'Ecriture, il reçut de ses
compatriotes le plus chaleureux accueil et s'installa dans un
magnifique château, dont il avait fait l'acquisition en 1802, à
Buisson-Rond, aux portes de la ville.
Membre du Conseil de ville de
Chambéry, qu'il ne tarda pas à présider, il fut nommé Président du
Conseil général du Département du Mont-Blanc par Napoléon en 1804.
Louis
XVIII le fit Maréchal de camp le 20 octobre 1814 et Chevalier de
l'ordre de Saint-Louis et de la Légion d'honneur le 27 février 1815
(c'est-à-dire pendant la première Restauration, période pendant
laquelle Napoléon avait été exilé à l'ile d'Elbe. Pendant cette période
Chambéry resta, française, ainsi qu'Annecy et le tiers environ de la
Savoie). Le Roi de Sardaigne, Victor Emmanuel Ier, lui conféra le titre
de comte et le grade de Lieutenant Général le 7 juin 1816.
Ainsi
comblé de gloire et d'honneurs, le Général Comte de Boigne s'éteignit
le 21 janvier 1830, à l'âge de 70 ans. Il fut enterré à l'église de
Lémenc sous un magnifique catafalque de marbre blanc.
Son fils, né
en 1791 aux Indes, qu'il avait amené avec lui, fut lui-même fait baron
en 1826. Il hérita de son titre et de sa fortune et eut dix
enfants. Quant à sa femme Adèle elle reçut, par son testament,
d'importantes donations, bien qu'il en fut de fait séparé, puisque
depuis leur retour en France, elle vécue presque toujours à Paris et
lui à Chambéry.
Si la première partie de la vie du Général de
Boigne avait été consacrée à édifier une des plus immenses fortunes de
l`époque, la seconde partie fut employée à en faire un usage qui fit de
lui, au profit de ses compatriotes, un véritable mécène. C'est ainsi
qu'il finança de vastes projets d'urbanisme qui transformèrent le
visage de sa ville natale : aménagement de la place Saint-Léger,
percement de la rue des Portiques, construction du lycée, du théâtre,
de la chapelle des Capucins, du faubourg de Montmélian, embellissement
de la façade de l'hôtel de Ville, etc ....
Par ailleurs, il créa de
ses deniers, plusieurs œuvres d`assistance publique, telle que le
refuge Saint Benoît pouvant recevoir 40 vieillards et l'hospice de
mendicité où 100 mendiants étaient hébergés chaque jour. Il affecta de
larges dotations à d`autres établissements et notamment à l'Hôtel-Dieu
de Chambéry et à l`Hospice d'aliénés.
On estime qu'à la date de sa
mort, l'ensemble des sommes consacrées par le Comte de Boigne à sa
ville natale est environ de 3.500.000 de francs de l'époque et sa
fortune de 20 millions.
La ville de Chambéry, désirant célébrer
dignement la mémoire de son illustre bienfaiteur, fit édifier en 1838,
à l'extrémité de la rue qui porte son nom, la célèbre fontaine qui
comporte, encadrée par quatre éléphants dont les trompes alimentent le
bassin, une colonne monumentale sur laquelle sont reproduits dans le
bronze ses exploits guerriers et qui est surmonté de sa statue en grand
uniforme.
On lit sur la face de la fontaine tournée vers le château
l'inscription suivante : BENEDICTO DE BOIGNE CAMBERIENSI
GRATA CIVITAS MDCCCXXXVIII
Ainsi a été transmis aux
générations futures le souvenir de cet homme qui fut grand dans toute
l'acceptation du terme et dont rien ne vint ternir une existence que
l'on peut véritablement qualifier d'hors-série, de cet homme aussi qui
n'oublia jamais au cours de ses lointaines expéditions qu'il était
avant tout Savoyard et qui, lorsque sonna l'heure du repos, revint, tel
Cincinnatus, s`asseoir au foyer de sa patrie retrouvée et consacra à
faire le bien les sommes qu'il avait réunies au cours de son
extraordinaire carrière.
On ne saurait terminer sans noter encore
que le Général de Boigne fut un découvreur de l`Inde qu'il contribua à
faire mieux connaitre. Homme de bon sens, il sut ne pas prendre partie
dans les événements qui divisaient alors l'Europe. Songeant uniquement
au bien-être de sa petite patrie, il put ainsi conserver, par vents et
marées, sa situation aussi bien sous l'Empire lors de son retour
d`Angleterre que sous la première Restauration et sous le régime sarde.
Bien rares, certes, sont dans l`Histoire ceux qui surent faire preuve d`une aussi grande sagesse.
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Note du rédacteur
: Le résumé ci-dessus est tiré largement d'un ouvrage de
G.Chapier, dont la date de publication n'est pas indiquée, sans
doute vers 1940. Le lecteur intéressé pourra compléter utilement ce
texte par la lecture de l'article de l'encyclopédie (wikipedia.com ;
mot-clé "général de boigne") qui donne beaucoup de détails et permet de
comprendre comment notre héros a pu se rendre aux Indes
(notamment en obtenant des recommandations de diverses personnalités)
et y réussir puis revenir en France. On se rend compte aussi que le
parcours de De Boigne n'était pas unique car il y avait alors
beaucoup d'européens en Inde pour le commerce et souvent pour encadrer
"à l'européenne" les armées des princes locaux qui se faisaient la
guerre ou pour lutter contre les Anglais qui commençaient à imposer
leur leadership, notamment depuis le traité de 1763 par lequel la
France avait dû leur céder ses importantes possessions du Deccan. Elle
ne garda alors que les cinq comptoirs de Pondichéréy, Chandernagor,
Karikal, Yanaon, Mahé qui ont été cédés à la République indienne en
1954 pour le premier et 1956 pour les autres. Le royaume des
Mahrattes disparaitra en 1817 par annexion à l'empire anglais.
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